L' IA et le marché du travail : ''Ceci tuera cela'' ?
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La démocratisation de l'intelligence artificielle de ces dernières années est sans conteste un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Ce qui relevait autrefois du seul génie humain, l’écriture, le dessin ou encore la musique, peut désormais être imité par une machine en une fraction de seconde. L’intelligence artificielle n’affecte plus seulement les tâches répétitives ou techniques : la création intellectuelle et artistique est désormais concurrencée par des algorithmes qui peuvent rédiger des poèmes, ‘’peindre des œuvres à la manière de…’’, jouer la comédie ou encore composer des mélodies.
De cela découle une transformation majeure du marché de l’emploi. Il ne fait aucun doute en effet que des secteurs entiers d’emploi vont disparaître ou sont déjà sur le point de l’être. Avons-nous connu pareille révolution dans notre histoire? Devons-nous être optimiste quant à la sauvegarde de nos métiers ou au contraire se résigner à accepter l’inévitable disparition de certains d’entre eux?
L’Histoire a vu d’autres innovations révolutionnaires qui ont pour le moins bouleversées nos sociétés. Dans l’optique de comprendre le présent à la lumière du passé et surtout d’éclairer notre avenir, voyageons 200 ans en arrière pour nous pencher sur ce chapitre emblématique de Notre-Dame de Paris intitulé ‘’Ceci tuera cela’’. Victor Hugo, auteur incontestablement en avance sur son époque, y exalte la puissance de l’imprimerie mais aussi le bouleversement destructeur que celle-ci a amené dans l’histoire de notre humanité. L’IA, comme l’imprimerie en son temps, bouleverse nos repères et nos métiers. Mais cette révolution doit-elle être perçue comme une menace irrémédiable ou une opportunité de transformation ?

« Ceci tuera cela »
Écrit en 1832, Notre-Dame de Paris est bien plus qu’une simple histoire tragique ancrée au crépuscule du Moyen Âge. Si ses personnages, tous marqués par la fatalité, sont désormais célèbres dans le monde entier, ce qui fait de Notre-Dame de Paris un roman d'exception, outre son hommage vibrant à la cathédrale éponyme, ce sont les nombreuses « digressions » de l’auteur qui enrichissent le récit par ses réflexions philosophiques sur l’Histoire, l’architecture ou encore le passage du temps.
C’est ainsi que le chapitre « Ceci tuera cela », chapitre d’abord écarté à la demande de l’éditeur dans la première édition du roman, voit Victor Hugo, avec son regard d’homme du XIXᵉ siècle, aborder l’invention de l’imprimerie, qu’il considère comme : « le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. »
Victor Hugo en est persuadé : le livre (« Ceci ») a tué l’édifice (« Cela ») tel qu’on le concevait encore à l’époque du Moyen Âge :
« Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg. »
Comprenons que pour l’auteur, depuis la nuit des temps jusqu’à l’invention de Gutenberg au quinzième siècle, « L’architecture est le grand livre de l’humanité. » Elle demeure « l’écriture principale, l’écriture universelle. » Ainsi, la cathédrale gothique, avec ses sculptures, ses vitraux colorés, ses rosaces, ses gargouilles torturées… était le moyen de transmettre le savoir, la religion ainsi que les idées au peuple.
Les cathédrales étaient alors les bibliothèques d’autrefois, les livres de pierre que le livre de papier, moins cher à produire, plus puissant car plus volatile, a fini par détrôner. S’ensuit alors une longue démonstration de l’auteur pour souligner comment l’architecture qui a suivi n’a fait que « s’appauvrir », perdre sa fonction principale : « L’art n’a plus que la peau sur les os. Il agonise misérablement. » Ainsi, malgré de rares exceptions qu’il prend en exemple, comme Raphaël ou Michel-Ange au moment de la Renaissance :
« il est permis de regretter la majesté visible de l’écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu’au clocher, de Chéops à Strasbourg. »
À travers sa longue démonstration, Victor Hugo, en grand admirateur de la période médiévale, évoque les métiers et les savoir-faire rendus obsolètes par l’irruption de l’imprimerie dans notre société :
« La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succède au sculpteur. »
C’est ainsi que dans ce chapitre, Victor Hugo décrit un monde physiquement et socialement bouleversé par une innovation majeure, à savoir l’imprimerie. Une création révolutionnaire et destructrice en somme, qui n’est pas sans rappeler celle que nous vivons présentement, peut-être dans des proportions plus vertigineuses encore.

Lire ce chapitre à la lumière de l’intelligence artificielle
À la lecture de ce chapitre, pourtant vieux de presque deux siècles, comment ne pas faire de parallèle avec les questions qui nous animent aujourd’hui, en particulier celles soulevées par la démocratisation de l’intelligence artificielle ? Nous vivons, en effet, un bouleversement comparable, si ce n’est plus puissant encore :
Si l’imprimerie a détruit les cathédrales comme le démontre Hugo, comment alors ne pas être inquiet devant la puissance de l’intelligence artificielle qui ne cesse de s’améliorer en permanence : on la voit ainsi capable de traduire un livre en un temps record, de créer des images dans le style d’artistes qui auront mis des années avant de trouver leur identité et de peaufiner leur technique, ou encore d’écrire des textes en une fraction de seconde. Oui, c’est encore très perfectible, mais l’intelligence artificielle apprend vite et ne cesse de progresser !
D’un point de vue économique, comment ne pas être inquiet devant une telle avancée ? Plus précisément, quelles entreprises, à part pour faire de la communication, iront payer des professionnels humains pour faire des tâches qu’une machine, à moindre coût, peut faire beaucoup plus vite, voire parfois en mieux ?
Il y a là un risque majeur que les savoir-faire, et donc les métiers qui s’y rattachent, se perdent. L’écriture, pour ne parler que d’elle, est un sport (rappelons que Victor Hugo écrivait debout !). Elle demande de l’entraînement et de l’assiduité pour être pratiquée. Il est très tentant, en effet, de confier ce travail à la machine qui, force est de le constater, écrit plus vite, parfois mieux, et pour beaucoup moins cher. De même, là où la création d’un dessin nécessitait auparavant le savoir-faire d’un artiste, elle est désormais à la portée de tous. Oui, ces images ou vidéos sont encore très reconnaissables, pour n’importe quel œil averti, mais il ne fait pas de doute qu’avec sa vitesse d’apprentissage, il sera de plus en plus difficile de reconnaître, sur le plan purement technique du moins, une création humaine de celle de l’IA. Des listes entières de métiers menacés ont ainsi été publiées :
De nombreux secteurs et métiers sont en alerte : le journalisme, l’illustration, le doublage vocal, la traduction, le marketing, la programmation…
Les grèves historiques du SAG-AFTRA (syndicat des acteurs) et de la WGA (Writers Guild of America), liées en grande partie à l’usage de l’intelligence artificielle générative, qui ont marqué Hollywood en 2023, illustrent bien cette tension. Les scénaristes ont revendiqué que tout travail produit par IA reste clairement distinct du travail humain et ne soit pas utilisé pour les remplacer ni les rétrograder.
De même, le syndicat des acteurs proteste notamment contre la numérisation de leurs visages et de leurs corps sans consentement ni rémunération, la reproduction de leur voix, parfois utilisée pour doubler sans autorisation, mais aussi contre les risques d’utilisations illimitées de leur image dans des productions futures.
Face à un tel constat, difficile de ne pas être pessimiste quant à la sauvegarde de nombreux métiers face à la concurrence déloyale de l’IA.

La destruction créatrice
Face à cette révolution inévitable, faut-il pour autant céder au pessimisme ? Le passé, comme toujours, nous éclaire. Revenons d’abord à Victor Hugo et à l’exemple de l’imprimerie. Malgré sa nostalgie profonde en ce qui concerne l’art gothique, que le livre aurait contribué à faire disparaître, le futur auteur des Misérables n’est pas hostile au progrès. Il reconnaît à de nombreuses reprises dans son texte « qu’il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie. » Il en admire au contraire sa puissance de transformation : les « pages de marbre » se sont vu remplacées par les pages imprimées, plus accessibles et plus durables encore.
L’imprimerie n’a donc pas été une création destructrice, mais a permis au contraire de bouleverser complètement le support de la transmission du savoir et de la pensée.
Ce que Victor Hugo pressentait dans Ceci tuera cela, l’économiste Joseph Schumpeter l’a théorisé au XXᵉ siècle sous le nom de « destruction créatrice » : toute innovation majeure remplace un modèle ancien en provoquant la disparition de métiers et de savoir-faire, mais en ouvrant aussi de nouveaux champs de développement.
Ainsi, face à une innovation majeure, le monde du travail se transforme. De nombreuses conférences et ateliers sur l’IA auxquels j’ai assisté prennent à raison l’exemple de la démocratisation des ordinateurs au sein des entreprises dans les années 1990. Avait-on alors assisté à la fin des professions administratives et du secrétariat ? Nous savons, avec le recul, que l’ordinateur n’a pas remplacé ces métiers, mais est devenu au contraire un outil, un outil indispensable, certes, mais en aucun cas un substitut de l’humain.
De ce fait, même si l’on peut légitimement s’inquiéter de la disparition de certains savoir-faire, notamment artistiques, de nouveaux métiers verront aussi le jour. Car, de toute évidence, l’humain ne sera pas remplacé par l’IA, mais par celui qui saura l’utiliser.
Conclusion
À la question « Est-ce que le livre a tué l’architecture ? », Victor Hugo pose, sans le savoir, une réflexion sur notre monde moderne et les bouleversements qui s’y rattachent.
Ainsi, pour en revenir à Notre-Dame de Paris, est-ce que le livre a vraiment tué l’architecture ? Sans avoir la prétention de contredire l’un des plus grands écrivains français de tous les temps, rappelons que c’est justement grâce au succès du roman Notre-Dame de Paris que la cathédrale a pu être sauvegardée (elle était menacée de destruction) et restaurée par Eugène Viollet-le-Duc au milieu du XIXᵉ siècle. Victor Hugo a su créer une fascination pour la cathédrale. Une fascination qui a suscité une vive émotion lors de l’incendie de 2019, et un même élan collectif lors de sa restauration, six ans plus tard, sous les yeux du monde entier.
Alors, si le livre a tué l’architecture, il a su aussi la sauver !
De même, l’intelligence artificielle ne doit pas être vue comme une fatalité pour nos métiers, mais comme un appel à la vigilance, à la réinvention, à l’action. L’avenir dépendra de notre capacité collective à accompagner ce changement, à former, à réguler, à créer dans un monde transformé.

Yoan Beraud,
Directeur adjoint chez Objectif Emploi
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